Culture Clubs

« …dans un mouvement centrifuge, du sujet à l’objet sur les ondes de l’Autre »1
par Clara Degay
pour Biennale Exemplaires 2019

 

 

 

À propos de
Vague souvenir
de : François-Xavier Courrèges
avec un essai de Antoine Idier

Éditeur
Jean Boîte Éditions

Année
2017

Format
24 × 32 cm

Nombre de pages
136

ISBN
978‑2‑36568‑022‑6

Imprimeur
non communiqué (imprimé en Lituanie – jaquette imprimée en France)

Conception graphique 
Antoine+Manuel

Il y a dans mes mains des volutes qui courent sous une pluie argentée, ensemencement des nuages. À la surface scintillent les reflets, restant collés aux papiers : nos peaux sont accrochées. Je tire puis touche. Je touche son dos et sens sa chaleur. Des tambours pulsent mes gestes qui l’enroulent et le serrent. Je me rapproche encore. Avec sa permission je viens plus près, jusqu’à entendre les chuchotements du monde de l’intérieur. L’âme devant, j’avance mon corps à présent, puis me glisse derrière la cascade. 

 

Il y a un jardin blanc. Le vent, dans un souffle rythmé, porte les bruits du silence. Un manège sans monture m’y attend. Son plateau circulaire est en mouvement, je suis déjà en son centre. Sans un mot, il se met à tourner, tourner et tourner. Je reste solide et je brave les forces contraires du temps. Emportée par le roulement mécanique, la nature immaculée se métamorphose. Des multitudes de projections tapissent le jardin et lui rendent sa vie. Le manège s’emballe et déraille. Je me retrouve éjecté.e et perds connaissance. 

 

Je suis allongé.e. Mes yeux fermés, l’esprit ouvert, sentent l’odeur des fleurs imprimées. Je m’assois. Dans l’air, c’est le matin, comme un lit chaud. Le vent s’arrête un instant. À tâtons, mes mains serpentines pétrissent la terre. Je ramène vers moi les fruits de ma cueillette et les porte à mes narines. Ma tête tourne des effluves, et se cogne au sol. Je me relève et frotte mon visage, sali. Je me décide à regarder. Tout est brûlé de lumière mais j’entends ; les tintes du jour, tôt. Les couleurs ont des formes de vie. Alors j’attends. Bientôt je vois. Il y a près de moi des hommes, un peu plus loin encore. Ils sont habillés d’été. Ils ont le corps gonflé du soleil de la nuit, et le goût aussi. Ils ont un air traversant, avec des larmes, de la joie aussi. Tandis que l’eau coule sur leurs joues, ils rient toujours. 
 

Je me lève et l’espace se déplie : paysages aux merveilles renaissantes. Il y a des couchettes de bois, des fauteuils et des canapés à motif de boutons. De jeunes hommes y sont assis. Des fleurs grimpent de nos pieds de lit jusqu’à leur tête. De longues rayures couleurs de blé, baignent le ciel et la terre. Des linges d’argent tombent, roulent à nos cous, et l’eau du corps en rigole s’enfouit dans les sols. Le soleil peint les oranges et les récoltes des champs laiteux. 
 

Il y a les inséparables, les orphelins, ceux qui aiment, ceux qui savent, et attendent dans les yeux de l’Autre. Tous s’abandonnent aux maux de l’extase. Ils se parlent pour m’atteindre et je sais déjà l’histoire. Mais je lis leurs lèvres et entends l’espoir. Ils rient toujours. La lumière tombe, avec elle les draps de la nuit. Ils regardent le vent qui se lève et mes pas avec lui. Le blanc balayé, la cascade et la pluie délayées, mes mains posent le souvenir. Un dernier geste et il se retourne.

 

 

 

notes :

 


 

1 Léopold Sédar Senghor, dans La matière-émotion de Michel Collot, note 6. La conversion de l’objet-usage en objet-émotion, vision propre aux travaux de Francis Ponge et Henry Matisse, c’est admettre l’objet comme attenant au lyrisme, provenant de soi. Le terme « livre-objet » fut employé pour désigner les livres Club, notamment à cause de l’attention portée à leur fabrication. Les livres peuvent même parfois être considérés comme des éléments décoratifs.
 

 

Nda :

 

Introduire Vague souvenir par ce texte de nature poétique c’est envisager ce livre d’artiste comme « un corps vivant » témoignant d’une forme avec sa charge émotionnelle, nous faisant nous souvenir d’une histoire, d’un paysage que, maintenant, nous identifions peut-être.
 

[pluie argentée] nous amène métaphoriquement à percevoir la première de couverture du livre de François-Xavier Courrèges, Vague Souvenir, avec un essai d’Antoine Idier, designé par Antoine+Manuel
 

[ensemencement des nuages] Action de déposer dans le cœur ou l’esprit d’une personne un sentiment, une idée qui prendront forme et consistance. (Source : www.cnrtl.fr)
 

[la surface] c’est le lien direct au format du livre fermé : 240/320 mm, 136 pages. Plus tard le « manège blanc » se met à tourner et le livre s’ouvre sur une double-page vierge, et les pages se déplient pour donner à voir le contenu du livre : « ejecté.e » nous nous retrouvons plus en profondeur du rêve, plus loin dans la lecture.
 

[Je] L’emploi du « je », tout au long du texte, entraîne la conception de l’univers entourant et de l’Autre. Il traduit ici une expérience de lecture, de découverte, de compréhension de Vague souvenir, par une étudiante de l’ENSBA Lyon. Le « moi » cherche à traduire ce dont parle François-Xavier Courrèges dans ces collages et par les mots de l’éditeur, Jean Boîte Éditions : « Et, sans nul doute, celui qui regarde Vague souvenir se souvient également : de lui, de son histoire. ». Proposant la réappropriation (presque) immédiate du souvenir, le moi devient un homme, assimilable à ceux que l’on retrouve dans les photographies. Il les ressuscite dans un geste de lecture.

[tapissent] Ce lieu de projection dans lequel se répand une nature onirique est à l’image du travail d’Antoine+Manuel. Dans un contexte actuel d’une omniprésence des images publicitaires, leurs travaux haut en couleur tentent de révéler un univers caché. Le mur devient donc un espace propre au développement d’une identité. c.f Catherine de Smet, Petite grammaire du dessein de M/M, Art Press, n° 270 (juillet-août 2001). L’utilisation de différents supports et différentes techniques, est primordiale dans leur démarche créative. L’humour est une valeur clé dans leurs propositions, non loin des idéaux du style camp (utilisé par les historiens de l’art pour décrire un style et une forme d’expression propre à la culture gay masculine) permettant de s’amuser des conventions de genre et de sexualité et de démystifier les formes de la culture dominante. Le verbe « tapissent » renvoie directement aux papiers peints et tissus que François-Xavier Courrèges collectionne, devenant ici un écran de cinéma. Cet objet décoratif, objet-usage, devient acteur d’une scène fantasmée, il devient objet-émotion. « Le papier peint vous regarde de ses mille yeux dans lesquels ce n’est plus l’autorité qui se reflète mais la fantasmagorie ou l’épouvante » Jacques Soulillou, Le livre de l’ornement de la guerre Marseilles, Éditions Parenthèse, 2003. C’est aussi un lien évident à l’évocation de la matière en elle-même. L’objet-livre nous amène à la question de la fabrication. En ce qui concerne l’objet-papier peint, de nombreux effets permettent d’imiter (le réel), il est considéré comme maître dans l’art du trompe-l’oeil {…} il rend à la perfection la profusion végétale d’un jardin d’hiver. Le livre Club, lui, a une particularité liée aux expérimentations faites sur la reliure, les couvertures et les pages de garde, c’est-à-dire l’utilisation de différents matériaux, différentes techniques, et l’insert de divers objets. 

Dans 40 ans d’édition française, hommage à Massin (1989), Robert Massin nous dit « …je mentionnerai aussi, pour le sort qu’il a fait à des matériaux réputés pauvres, ou terriblement communs (annonçant les recherches d’Arman) Dubuffet, imprimant des livres de luxe (tant pour leur qualité d’invention que pour leur rareté) sur du papier Stencil et avec des fonds de boites de camembert pour les gravures. C’est dans ce registre, qu’on appelle cela ‘l’art brut’ ou non, que c’est exprimé Pierre Faucheux à ses débuts, et quelques autres dont j’étais, en habillant les livres avec du velours de la toile de sac, ou en les imprimant sur du papier de boucherie. ».
 

[éjecté.e] L’utilisation de l’écriture inclusive dans ce texte, se place dans un désir de proposition « dégenré ». Il s’agit ici de comprendre les différents sujets que révèle l’ouvrage Vague souvenir, c’est-à-dire l’histoire d’une mémoire mineure, celle des « vies minoritaires sexuelles et de leur disparition (due au sida), hantées par ceux qui les ont précédés,{…} par leur souvenir {…} ».* Il est donc d’une grande nécessité d’aborder cette question du genre et du «je», en regard au propos soutenus dans le livre. Il est d’autant plus important de faire référence aux écrits d’Elisabeth Lebovici : « Ce que le sida m’a fait. J’ai souhaité personnaliser le titre, lui donner une orientation à la première personne. Mais ce « moi », il n’y a pas que moi, même si je parle de mon expérience et même s’il me semble toujours que ce « discours à la première personne » est un enjeu crucial aussi bien qu’un héritage de l’épidémie. {…} comme l’a dit l’auteur américain William Haver : aux temps du sida, on vit « en sida », et cela ne vaut pas seulement pour celles et ceux qui en sont atteint.e.s. ». Elisabeth Lebovici, Ce que le sida m’a fait, Avant-propos, p.9, JRP Ringier en coédition avec La Maison Rouge.
 

*« Hantés par tout le passé de l’oppression, par la violence homophobe de jadis, de naguère et de maintenant, par l’insulte entendue tous les jours et depuis toujours {…}, par la peur {…}, par la honte qu’on a voulu - qu’on veut - inscrire dans nos cerveaux dans nos corps, etc… ». Didier Eribon, Vies Hantées, Principes d’une pensée critique, p.195-196, Fayard 2016.
 

[renaissantes] Le retour du préfixe re-, et des allitérations en « r », entrainent le mouvement cyclique, à l’image du geste réitéré de François-Xavier Courrèges. Re-collectant et re-collant, il collectionne des photographies anonymes de jeune homme des années 1970, 1980, et les posent au centre sur du papiers peints, tissus de la même époque, qu’il glane également. Le mot « renaissantes » prend tout son sens car il renvoie à la fois à cet acte de répétition mais surtout de réanimation des âmes.

 

 

 

ouvrage(s) club de comparaison :

 


 

Jean Giono, Colline, CML, 1953
D.H. Lawrence, Lady Chatterley, CLM, 1957
Homère, L'Odyssée I, CLM, 1959
Homère, L'Odyssée II, CLM 1959
Jean Giono, Le Chant du Monde, CML, 1957