Culture Clubs

Doublures insulaires, archipels parallèles
par Coline Richard
pour Biennale Exemplaires 2019

 

 

 

À propos de
Domebook2 (édition bootleg)
de : Lloyd Kahn (édition originale [é.o.])

Éditeurs
Pacific Domes (é.o.), Shelter Press (bootleg)

Années
1971 (é.o.), 2012 (bootleg)

Format
20 × 28 cm

Nombre de Pages
140

ASIN
B000H02IU8 (é.o.)

Imprimeurs
Nowels Publications (é.o.), photocopies (bootleg)

Conception graphique 
Lloyd Kahn (é.o.), Shelter Press (bootleg)

« Il est bien plus facile de construire que d’écrire à ce sujet », a commenté l’écrivain et éditeur Lloyd Kahn au sujet de son livre Domebook2. Publié en 1971, cet ouvrage, connexe à d’autres de ses contributions éditoriales contre-culturelles (telles que le Whole Earth Catalog), est un guide de construction de dômes géodésiques1.

Domebook2 est aussi une version bootleg de l’ouvrage de Lloyd Kahn éditée par Shelter Press2 en 2012 : une édition « pirate » reproduite à l’identique, un fac-similé réalisé sans autorisation. En réimprimant le Domebook2, Shelter Press opère de prime abord un geste s’inscrivant dans une volonté de donner accès à un contenu maintenant peu accessible, mais surtout un geste manifeste, performatif.

Au premier regard, on ressent dans la mise en page complexe et dense, l’omniprésence du cercle qui pourtant n’en est jamais vraiment un — plutôt un all-over de triangles se déployant dans toutes les directions. Tout comme le bootleg est un subterfuge de l’édition originale, un objet miroir, qui réfléchit et diffracte comme un prisme. Il reflète et déforme à la fois, il est un simulacre qui ne calque pas les enjeux qui le précèdent, mais plutôt les dévie et les poursuit en les ancrant dans le présent, dans un nouveau contexte spatio-temporel qui donne toute son ampleur conceptuelle au livre bootleg. L’espace-temps est  alors lui-même un dôme englobant le livre, le parergon3 qui à la fois entoure et fait corps avec l’objet, lui est indissociable.

Le contexte de réédition du Domebook2 par Shelter Press est particulièrement éloquent quant aux raisons de ce geste clandestin, car il l’inscrit dans une dimension événementielle : il est publié à l’occasion de l’exposition de Félicia Atkinson, co-fondatrice de Shelter Press, au Bon Accueil à Rennes4, et présenté dans un petit dôme géodésique créant un refuge dans l’espace d’exposition. Un espace dans l’espace — qui contient ainsi un troisième espace, celui du livre.

Le temps tout autant que l’espace déforme ce contenu, devenu anachronique (Lloyd Kahn lui-même deviendra petit à petit perplexe vis-à-vis du dôme géodésique, qu’il qualifiera d’« intelligent mais pas judicieux5 » — tout comme les livres club se sont vus éclipsés par les livres de poche à partir du milieu des années 1960, ceux-ci répondant peut-être plus pertinemment aux contingences de l’époque). Ces ondes déviées participent toutefois à la mise en lumière du rayonnement toujours actuel des livres club, et, en même temps, de ce retour à une culture du do it yourself.

Soulignons donc la distinction entre un esprit de contre-culture et une culture, si ce n’est officielle, du moins dominante promue par les clubs : la volonté du Domebook2 de donner accès à un savoir est en quelque sorte la tangente contre-culturelle du dessein des clubs de livres de reconstruire les bibliothèques après la Seconde Guerre mondiale et donc de redonner accès à de grandes oeuvres de la littérature. Pierre Faucheux devient d’ailleurs dans les années 1970 un lecteur assidu de Lloyd Kahn. La mise en page libre lui aura peut-être inspiré, par anticipations, certaines de ses compositions, telles que celle des Manifestes du surréalisme d’André Breton ou plus certainement les dotremontages qu’il réalise pour les éditions Galilée6. Les clubs de livres sont légèrement antérieurs au Domebook2 ; l’histoire de l’un est en creux de l’histoire de l’autre. Les deux partagent toutefois un certain idéalisme (d’une architecture vernaculaire utopique, d’une « bibliothèque de l’honnête homme »), poursuivi par Shelter Press dans sa volonté de réunir des artistes sous le même toit, de leur offrir un espace dans lequel il leur est laissé toute latitude de s’exprimer.

Une maison d’édition est en effet un refuge, un archipel, une hétérotopie7 — le lieu concrétisé physiquement d’une utopie, isolé du monde extérieur (mais entretenant une porosité avec lui) et obéissant à ses propres règles. Une maison d’édition est ainsi un lieu bâti de l’intérieur par une ardeur centrifuge, dont le corpus fait corps.

 

 

 

notes :

 



1 Lloyd Kahn a été particulièrement influencé par l’architecte américain Richard Buckminster Fuller (1895-1983), qui a popularisé ces structures à la suite de ses expérimentations au Black Mountain College où il fut professeur en 1948 et 1949.

Fondé par Félicia Atkinson et Bartolomé Sanson en 2012 et basé à Rennes, Shelter Press est une structure de publication éditant des livres et de la musique.

3 Le terme, emprunté à Kant, désigne selon Jacques Derrida dans La Vérité en peinture, le « hors d’œuvre », le cadre de l’œuvre, ce qui se trouve en marge mais est indissociable de son essence.

4 Exposition « Je suis le petit chevalier », 06.01–04.03 2012, au Bon Accueil à Rennes.

5 Lloyd Kahn, Smart but not wise : Further thoughts on Domebook2, plastics, and Whitman technology, Shelter Publications, 1972.

6 En 1981, Pierre Faucheux compose la maquette aux éditions Galilée du livre du poète Christian Dotremont, Grand hôtel des valises, locataire Dotremont. Il y propose un montage éditorial fait essentiellement de collages à partir des archives du poète. Je remercie Catherine Guiral pour m’avoir indiqué cette référence.

7 Ce concept est développer par le philosophe Michel Foucault dans une conférence en 1967. Voir : Michel Foucault, « Des espaces autres », conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 196, in Architecture, Mouvement, Continuité, nº5, 1984, p. 46-49.

 

 

 

ouvrage(s) club de comparaison :

 


 

Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, CLM, 1956
Jacques Sternberg, Le Délit, CLM, 1956
François Villon, Œuvres, CFL, 1952
Claude Roy, Le soleil sur la terre, LGL, Lausanne, 1957
Henry Prat, La métamorphose explosive de l'humanité, Encyclopédie Planète, 1964